Une enquête révèle les dérives du bouddhisme tibétain

Table des matières

1) Le centre de la communauté OKC de Castellane (Alpes-de-Haute-Provence).

2) Ricardo Mendes, porte-parole des victimes, devant la Cour d’appel de Liège, en Belgique, en 2020.

3) À la tête de cette organisation, le Belge Robert Spatz, alias « lama Kunzang », dans les années 1980 à la Sonnerie en Dordogne

Source : JDD

Juliette Demey

Contexte

Côté pile, un nom et un décor enchanteurs : le domaine « Château de soleils ».

Une vaste propriété au creux des gorges du Verdon, près de Castellane, dans les Alpes-de-Haute-Provence. Côté face, des sévices infligés à des dizaines d’enfants d’adeptes de la communauté bouddhiste Ogyen Kunzang Chöling (OKC) qui occupait les lieux.

Isolés du monde et séparés de leurs parents, ils ont subi des coups, des privations de nourriture, des agressions sexuelles et des viols.

Cette histoire constitue l’un des chapitres les plus poignants de l’enquête que consacrent Wandrille Lanos et Élodie Emery aux dérives de la branche tibétaine du bouddhisme (Bouddhisme, la loi du silence, éd. JC Lattès, voir interview ci-contre).

Si certains des faits relatés sont anciens – du milieu des années 1970 aux années 2000 –, l’étau se resserre ces jours-ci autour du leader de l’organisation OKC : le Belge Robert Spatz, riche héritier devenu maître spirituel sous le nom de « lama Kunzang ».

À sa fondation en 1974, la communauté de Castellane et ses accents new age séduisent une poignée d’adultes attirés par l’idée de vivre de la terre et au grand air selon les principes du bouddhisme tibétain.

En réalité, Robert Spatz dévoie la religion pour asseoir son pouvoir.

Les parents, qui travaillent bénévolement pour l’organisation à Lisbonne ou à Bruxelles, où le gourou possède des restaurants et des magasins macrobiotiques, sont convaincus qu’ils sont lestés d’un lourd passé karmique.

Pour « sauver » leurs enfants, ils doivent les laisser entre les mains d’éducateurs au Château de soleils.

Des dizaines d’enfants reclus

Selon les périodes, 40 à 60 enfants vont y vivre, au départ sans eau ni chauffage, dans un climat de violence permanente. Abreuvés de récits de fin du monde, d’enseignements et de prières, ils sont humiliés, frappés pour des broutilles.

En guise de punition, on les fait courir pieds nus dans la neige, voire on les enferme dans l’« œuf », une cellule isolée en pleine forêt.

Plusieurs jeunes filles raconteront les rituels spéciaux – des agressions et des viols – que leur dispensa Robert Spatz dans une tour de la bâtisse, censés les aider à atteindre l’« Éveil ». « Il cimentait le secret par l’utilisation d’éléments du bouddhisme tibétain, résume le porte-parole des victimes, Ricardo Mendes, séparé de sa mère à 5 ans et resté vingt ans dans la communauté. Certaines ont mis douze ans à parler. »

Le 5 octobre 2022, Robert Spatz connaîtra la décision de la Cour de cassation belge. (il a été condamné à 5 ans avec sursis, doù le fait que les victimes qui n’ont pas pu être jugée continue le travail judiciaire en France en 2024)

Poursuivi pour violences physiques, torture, emprise sectaire, prise d’otage et abus sexuels sur mineurs, mais aussi extorsion, blanchiment d’argent et exploitation de travailleurs, il a été condamné à cinq ans de prison avec sursis lors de son procès en appel, fin 2020, à Liège.

« Ça fait vingt-cinq ans que l’action en justice a commencé, il faut que l’histoire se termine », explique Claudia Frey, 52 ans, l’une des premières à avoir porté plainte pour des viols commis lorsqu’elle avait entre 14 et 17 ans

Plusieurs plaintes en France

Côté français, après un non-lieu en 2003, l’affaire pourrait également se conclure par un procès.

L’enquête, menée par la brigade de recherches de la gendarmerie de Castellane, touche à sa fin.

C’est en 2015, par le biais d’une plainte venue de Belgique accusant un des éducateurs du Château de soleils d’agressions sexuelles et de viols commis dans les années 1990, qu’a débuté cette plongée dans la nébuleuse OKC.

« J’ai identifié d’autres victimes de cet homme et soulevé une affaire bien plus grave : le volet français des abus commis à Castellane sous Robert Spatz entre 1983 et 1998 », confie le major chargé de l’enquête.

En mars 2021, le dossier prend de l’ampleur : le parquet d’Aix-en-Provence délivre une commission rogatoire visant des viols et agressions sexuelles sur mineurs, des séquestrations et des abus frauduleux, et y joint l’affaire de l’éducateur, visé par une information judiciaire depuis 2018.

Au moins huit femmes, âgées de 30 à 40 ans aujourd’hui, ont porté plainte contre ce dernier.

Auditionné à deux reprises, l’homme a reconnu des agressions (prescrites) mais nie les viols (non prescrits).

Concernant les abus commis par Robert Spatz, plusieurs plaintes ont été déposées.

Quatre d’entre elles ne seraient pas prescrites. « Les enfants de ma génération n’avaient pas pu être intégrés à la procédure belge, décrypte Ricardo Mendes, 42 ans. D’autres ont été interrogés à l’âge de 10 ans. Ils ont récité ce que l’organisation leur avait mis dans le crâne. Ils veulent être reconnus victimes et voir Spatz en prison. »

Parmi la quarantaine d’anciens adeptes auditionnés figurent aussi des mères dont les filles sont encore sous la coupe de Spatz.

Entendus ces derniers mois, les plus hauts cadres du mouvement OKC, toujours en activité, avancent qu’elles sont « libres ».

« C’est faire abstraction de la manipulation et de l’emprise, relève l’enquêteur de la gendarmerie. Il faut que le principal intéressé s’explique. »

Retiré dans le sud de l’Espagne, Robert Spatz, désormais septuagénaire, a invoqué son mauvais état de santé pour ne pas se présenter devant la justice belge et française.

L’instruction suit son cours.

Interview

Élodie Emery et Wandrille Lanos, journalistes

«!Le lien avec le maître impose une loyauté aveugle!»

SYSTÈME Le dalaï-lama n’a dénoncé que tardivement et sans impacts des violences perpétrées par des gourous en Occident

PROCÈS Le leader d’une communauté dans  les Alpes-de-Haute Provence est rattrapé  par la justice 

Après plus de dix ans d’enquête, les journalistes Élodie Emery et Wandrille Lanos auscultent les dessous du bouddhisme tibétain dans un livre (Bouddhisme, la loi du silence, éd. JC Lattès, en librairies le 14 septembre) et un documentaire édifiants (diffusé le 13 septembre à 22h35 sur Arte). Ils mettent au jour un système qui autorise et couvre des abus, loin de l’image bienveillante de cette religion.

Votre enquête révèle une face sombre du bouddhisme tibétain.

De nombreuses affaires l’entachent : agressions sexuelles, violences physiques, détournements de fonds… Mais jusqu’à présent, elles étaient passées sous les radars. D’une part, le grand public connaît très mal cette religion ; cette branche minoritaire ne réunirait que 6 % des 500 à 700 millions d’adeptes du bouddhisme dans le monde. 

D’autre part, il existe une vraie réticence à écorner la figure tutélaire du dalaï-lama, prix Nobel de la paix en 1989. Il est le chef spirituel et pendant des années politique d’un Tibet opprimé par les Chinois, il incarne la quête du bonheur, une conscience écolo avant l’heure. Inattaquable.

En quoi ces violences relèveraient-elles d’un phénomène systémique ?

Il nous a fallu des années et un empilement d’affaires éparses pour en comprendre l’ampleur. Nous pensions enquêter sur un cas isolé lorsqu’en 2011 un premier témoin, Mimi, nous a confié avoir subi des sévices corporels et des viols pendant trois ans de la part d’un lama [enseignant du bouddhisme tibétain]. 

En l’occurrence Sogyal Rinpoché, un maître très connu, proche du dalaï-lama, auteur du best-seller Le Livre tibétain de la vie et de la mort, qui avait ouvert 117 centres dans le monde dont celui de Lérab Ling, près de Montpellier… 

Au fil des années, nous nous sommes rendu compte que les mêmes faits et mécanismes revenaient dans toutes les affaires qui nous parvenaient. 

Beaucoup de gens dans l’institution savaient, mais c’était avant l’ère MeToo, et la plupart des victimes étaient majeures. 

Aussi, lorsqu’un homme nous a contactés pour nous raconter que des dizaines d’enfants avaient été victimes de maltraitance, de violences physiques et sexuelles au « Château de soleils », un centre de la communauté OKC [Ogyen Kunzang Chöling] dans les Alpes-de-Haute-Provence, nous avons pensé que c’était le moment de révéler non pas des faits divers isolés, mais le système qui les permet et les couvre.

Vous avez interrogé 32 personnes accusant 13 maîtres enseignant en Occident. Que dénoncent-elles ?

Des contacts rapprochés, allant jusqu’à des viols, des violences physiques graves. Sogyal Rinpoché pouvait vous envoyer un magnétoscope sur la tête ; certains présentent encore des cicatrices au crâne ; d’autres ont perdu connaissance. Elles dénoncent aussi une escroquerie spirituelle et le fait d’avoir été dépouillées : plus vous donnez – votre temps, votre argent – plus vous avez une chance de recevoir. Le maître ne frappe pas au hasard : c’est pour progresser sur la voie spirituelle. Il est le seul à connaître le chemin vers l’Éveil, la fin de toute forme de souffrance. Or le bouddhisme tibétain, à la différence des autres courants, promet d’y accéder au cours d’une seule vie. Ce chemin vers l’Éveil, il est interdit de le questionner. Certains maîtres imposent des « transferts d’énergie » entre maître et disciple, jusqu’aux rapports sexuels. Cela s’appuie notamment sur des mythes fondateurs.

Comment le silence est-il imposé ?

Le lien avec le maître est indéfectible et impose une loyauté aveugle. L’élève qui s’engage lui doit une dévotion entière, ne doit jamais en dire du mal. Briser ce serment, c’est un crime karmique. Les enfers sont promis à ceux qui dénoncent et à leurs proches ; et pour ces pratiquants, c’est très sérieux. On leur répète qu’il faut bien choisir son lama avant de s’engager. C’est aux victimes de porter la charge de la dénonciation.

Qu’arrive-t-il à ceux qui osent parler ?

Ils sont ostracisés, harcelés ou traités de fous, comme Claudia, la première à avoir porté plainte en France contre la communauté OKC, en 1997. Si un disciple se plaint d’un lama, c’est qu’il n’a pas compris le chemin. C’est son problème, pas celui du maître, qui incarne la perfection. Encore plus dans le cas des lamas qui invoquent la « folle sagesse », un concept justifiant les comportements les plus anormaux : coups, viols, consommation de drogues et d’alcool, meurtres d’animaux… En cassant vos carcans mentaux, vous progresseriez plus vite.

Vous affirmez que le dalaï-lama a été informé de certains faits dès 1993…

Les premiers signalements tombent dans les années 1970, mais la preuve incontestable date en effet de 1993. Il s’agit de l’archive filmée d’une réunion à Dharamsala au cours de laquelle une vingtaine d’enseignants bouddhistes européens et américains, alertés par les débordements de Sogyal Rinpoché, sont reçus en audience. Le dalaï-lama reconnaît qu’il a lui aussi reçu des plaintes de disciples. Le groupe d’enseignants propose de rédiger une tribune à l’adresse de tous les centres bouddhistes. Le dalaï-lama exprime le souhait de ne pas en porter seul la responsabilité. Lorsque les enseignants récupèrent le texte, sa signature n’y figure plus. Résultat, il n’a eu aucun impact.

Pourquoi n’a-t-il pas dénoncé ces abus ?

Il a reçu le prix Nobel quatre ans plus tôt. Le bouddhisme tibétain est en plein essor, ce n’est pas le moment d’exposer ses fissures. C’est aussi un leader politique. Certains dans son entourage ont peut-être estimé qu’il se mettrait une partie de la communauté tibétaine à dos. Enfin, il suit la règle et ne critique jamais les autres lamas.

Qu’en dit Matthieu Ricard, figure du bouddhisme tibétain en France ?

Il refuse de prendre la parole publiquement et a exigé le retrait de l’interview qu’il nous avait accordée. Il ne répond pas aux victimes qui réclament son appui. Il répète qu’il n’est qu’un moine, que son rôle n’est pas de dénoncer : à ceux qui savent de le faire. Il a qualifié ce qui se passe dans certains centres de « potins de la commère ».

En quoi le modèle économique du bouddhisme tibétain verrouille-t-il lui aussi la parole ?

C’est une économie qui repose sur la charité. Les Tibétains sont chassés de leur pays, ils n’ont plus rien. La seule chose qui puisse être valorisée financièrement afin de garantir la survie de leur peuple, c’est le bouddhisme. Le système repose sur des levées de fonds en soutien à la cause, l’envoi – en cash ou en lingots – dans les monastères en Inde et au Tibet d’une partie des recettes issues des retraites et du merchandising. En Occident, certains lamas sont à la tête de multinationales. Grâce aux revenus de son best-seller, Sogyal Rinpoché a financé des communautés dans l’Himalaya. Un autre gourou accusé de viols, Robert Spatz, a versé 100 000 dollars pour la rénovation du monastère de Shechen, à Katmandou, où vit Matthieu Ricard. Dénoncer ces maîtres déviants, ce serait risquer de couper la manne financière.

Quand elle est saisie, comment intervient la justice ?

Les procédures sont longues et les condamnations décevantes pour les victimes. Dans l’affaire du centre Lérab Ling, dirigé par Sogyal Rinpoché, notre témoin Mimi a signalé les faits à la gendarmerie en 2012. Il faut attendre 2017 et une lettre signée par huit des plus proches disciples du maître pour qu’une enquête soit ouverte pour faits de mœurs et détournements financiers. Elle est toujours en cours. À ce jour, Mimi n’a jamais été auditionnée ! Or, si Sogyal est décédé, son cercle est resté en place. À notre connaissance, seule une plainte a abouti à une peine lourde en 2018 : un lama qui enseignait dans un centre en Saône-et-Loire a été condamné à douze ans de prison ferme.

Informations recueillies par Juliette Demey