Les enfants sacrifiés de la secte de Robert Spatz

« J’ai reçu des gifles, des coups de pied, j’ai été enfermé, privé de nourriture plusieurs jours d’affilée »
Les enfants sacrifiés de la secte de Robert Spatz

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Photo : Le Belge Robert Spatz, autoproclamé lama Kunzang, alors âgé de 35-40 ans, trônant dans le grand temple de Château de soleils. 
DOCUMENTS PERSONNELS

Trente ans. Trente ans que l’organisation bouddhiste Ogyen Kunzang Chöling (OKC) est identifiée comme une secte par les deux pays dans lesquels elle est principalement implantée, la Belgique et la France. Et vingt-huit ans que les premières plaintes pour maltraitances et viols envers des enfants sont tombées, là aussi dans les deux pays. Pourtant, l’homme visé par ces accusations, Robert Spatz, 81 ans, vit toujours entouré d’une dizaine de disciples au sud de l’Espagne, dans une villa luxueuse de Malaga.

C’est là qu’il pourrait enfin être arrêté dans les semaines qui viennent : début juin, le juge d’instruction du tribunal judiciaire d’Aix-en-Provence a transmis une demande d’entraide judiciaire à l’Espagne. Laquelle pourrait aboutir à une convocation dans un tribunal local ou à un mandat d’arrêt. Et, peut-être, mettre un terme au calvaire des anciens enfants d’OKC.

« J’ai 43 ans et je fais encore des cauchemars de tout ça. » 

La gorge nouée, Catarina de Lencastre a du mal à dérouler le récit de son enfance. Serrant les lèvres, replaçant une mèche de ses cheveux bouclés, elle marque des pauses régulières. Longtemps réticente, elle accepte en ce début juin non seulement de parler, mais aussi de dévoiler son identité et de figurer en photo. Elle entend montrer qu’elle est « debout », malgré tout ce qu’elle a enduré à Château de soleils. C’est dans ce domaine de 120 hectares au nom poétique, niché dans les Alpes-de-Haute-Provence, près de Castellane, que Catarina de Lencastre a grandi.

Comme tous ses camarades d’infortune, elle y a été enfermée, battue, privée de nourriture. Et, comme d’autres petites filles, violée. Le tout, au nez et à la barbe des services de l’Etat.

Des documents inédits, consultés par « M Le magazine du Monde », révèlent une chaîne de dysfonctionnements à tous les niveaux des instances chargées de la protection de l’enfance. Inspection de l’éducation nationale, aide sociale à l’enfance, justice, police : des représentants de toutes ces administrations se sont rendus à Château de soleils, du milieu des années 1980 aux années 2000. Personne n’a rien fait pour sauver la centaine d’enfants qui tentait d’y survivre, et dont les derniers n’ont quitté le domaine qu’au début des années 2010.

Titre autoattribué

Les parents de Catarina de Lencastre deviennent, à l’aube des années 1980, les disciples d’un lama bouddhiste d’origine belge, Robert Spatz. Ancien vendeur de télévisions et héritier d’une importante fortune familiale, Spatz aurait, au cours d’un voyage en Inde au début des années 1970, reçu l’enseignement d’un grand maître bouddhiste, Kangyour Rinpoché. A son retour, en 1972, il fonde à Bruxelles l’association Ogyen Kunzang Chöling, qui se donne pour mission de transmettre la sagesse bouddhiste. Robert Spatz devient à cette occasion lama Kunzang, maître du bouddhisme tibétain. Son titre, quoique autoattribué, n’est contesté par aucune autorité du bouddhisme tibétain ; au contraire, ses figures les plus éminentes lui rendent visite les unes après les autres, jusqu’au dalaï-lama, en 1990.

Photo : Catarina de Lencastre au Portugal, le 11 juin.

A 4 ans, elle fut laissée par ses parents au Château de soleils. 

Dès les débuts de l’organisation, lama Kunzang accueille chaque été ses disciples à Château de soleils. Il y a là un temple où siègent des statues de maîtres, des fanions de prière qui flottent dans le vent, des enfants qui courent autour du stūpa, le monument bouddhiste planté au milieu du terrain. Les parents de Catarina de Lencastre assistent aux célébrations religieuses avec une cinquantaine d’autres adultes… Et, un jour, repartent sans elle. Nous sommes alors en 1985, elle a 4 ans.

Le domaine de Château de soleils, à Castellane, dans les Alpes-de-Haute-Provence. DOCUMENTS PERSONNELS

« Ça a été un choc immense, dit-elle. Mais ceux qui jugent mes parents ne savent pas ce que c’est que d’être sous emprise : le seul responsable, c’est Spatz. » Comme bien d’autres, les parents de Catarina de Lencastre ont été convaincus par le lama qu’ils avaient des « influences karmiques néfastes » sur leur fille et qu’il valait mieux la laisser à la charge d’une poignée d’« éducateurs » choisis par lui-même. Elle restera huit ans sur place, avant d’être envoyée en 1993 au Portugal dans un autre centre appartenant au même Spatz.

« 108 coups sur les fesses, en public »

A Château de soleils, les enfants sont réveillés à 6 heures du matin pour aller prier. L’école est dispensée par des disciples. Quiconque bavarde ou s’endort pendant les leçons est sévèrement puni. 

Raul Cerqueira a passé douze ans là-bas, de 1993 à 2005. 

Aujourd’hui âgé de 37 ans, ce plombier le jour et DJ la nuit n’aime pas remuer les souvenirs de cette période. « C’est tout ce que j’essaye d’oublier pour avancer », dit-il d’une voix timide et cassée. 

Péniblement, il énumère les châtiments auxquels il aurait été soumis : « J’ai reçu des gifles, des coups de pied, j’ai été enfermé, privé de nourriture plusieurs jours d’affilée. » Il rapporte une « condamnation » particulièrement violente : « J’ai reçu 108 coups sur les fesses, en public. Je ne pouvais plus m’asseoir à cause des hématomes. Ensuite, j’ai été privé de tout contact avec les autres pendant trente jours, j’ai dormi dans un campement de fortune composé d’un sac de couchage et d’une bâche. »

Pour les petites filles, c’est le soir qu’intervient le pire, au moment du coucher. L’un des « éducateurs » de Robert Spatz passe dans les dortoirs, prétendument pour dire bonne nuit. Sachant ce qui les attend, les fillettes se bordent les unes les autres, serrant les draps le plus possible pour qu’il ne puisse pas y passer les mains. « Il appelait ça “la ronde des bisous”, raconte Catarina de Lencastre. C’était son rituel, ça nous terrorisait. »

De tout cela, pendant trois décennies, les services de l’Etat n’ont rien vu, malgré de nombreux signaux alarmants. En 1995, une commission parlementaire dresse une liste de 173 sectes : l’OKC de lama Kunzang y figure noir sur blanc. 

La même année, les services de l’éducation nationale délivrent pourtant à l’organisation le statut officiel d’école privée. 

En janvier 1996, une juge des enfants du tribunal de Digne-les-Bains ordonne une enquête sociale à Château de soleils. Une assistante sociale et un éducateur sont missionnés.

Le rapport revient à la juge six mois plus tard, il est dithyrambique.

« Les enfants bénéficient de conditions d’enseignement privilégiées, affirment les rapporteurs. L’absence des parents est bien vécue. Aucun manque affectif n’a été décelé. Cette absence est compensée par l’affection que leur témoignent les adultes présents. »

Endoctrinement sévère

Certains passages décrivent pourtant un endoctrinement sévère : « Les enfants expriment un désir fort de progression sur le chemin spirituel pour atteindre un niveau plus élevé de conscience et de sagesse. Des efforts sont nécessaires pour arriver au nirvana. Pour cela, ils ont besoin des enseignements du lama Kunzang qui est le maître à penser. » Cette quête du nirvana ne soulève pas d’inquiétude particulière chez les agents de la République.

Moins d’un an plus tard, en mai 1997, l’OKC fait l’ouverture des journaux télévisés. Des perquisitions spectaculaires sont ordonnées simultanément en Belgique et en France. Quelques mois plus tôt, une disciple adulte a succombé à un cancer à Château de soleils, sans avoir reçu de soins médicaux. Sa famille a porté plainte. Cent cinquante gendarmes et deux hélicoptères font irruption dans le ciel provençal. « Ça a légitimé ce qu’on nous racontait depuis toujours, à savoir que dehors, c’était la guerre », estime Raul Cerqueira. Un médecin examine les enfants. Dans son rapport, il constate que « chacun des mineurs s’est trouvé légèrement en deçà des limites de la courbe de croissance du poids et de la taille ».

Photo : Lors de l’intervention de police sur le domaine, en mai 1997. DOCUMENTS PERSONNELS

Mais le médecin repousse toute suspicion de mauvais traitements, ne pouvant pas exclure « une origine héréditaire au retard staturo-pondéral ». Tandis que les enfants reprennent le cours de leur vie « normale » à Château de soleils, de nouvelles plaintes tombent en France et en Belgique. Trois femmes accusent Robert Spatz de viols, déguisés en enseignements religieux, deux d’entre elles étant mineures au moment des faits.

Verdict désespérant

Bien des années plus tard, en 2015, Catarina de Lencastre décide à son tour de porter plainte. Elle a subi exactement les mêmes « rituels » de la part du lama, prétendument pour accéder à l’Eveil. Elle se tourne d’abord vers la justice belge. Au total, 23 parties civiles se réunissent pour attaquer l’ancien gourou. En 2020, le tribunal de Liège reconnaît Robert Spatz coupable d’« emprise » et d’« abus physiques et sexuels sur mineurs ».

Mais, entre vices de procédure et dépassement du « délai raisonnable », le verdict s’avère désespérant pour les victimes : cinq ans avec sursis et un peu plus de 600 000 euros de dommages et intérêts. « Rien qui n’ait forcé Spatz à vendre une seule de ses propriétés », balaie Catarina de Lencastre. Et rien qui ne l’ait obligé à quitter le bord de sa piscine, Robert Spatz ayant invoqué des raisons de santé pour ne pas se déplacer jusqu’au tribunal de Liège.

Après la justice belge, c’est auprès de la justice française que Catarina de Lencastre tente désormais de se faire entendre. Elle a porté plainte en 2019, bientôt rejointe par Raul Cerqueira et quatre autres parties civiles. « L’affaire belge est un fiasco épouvantable, surtout pour des faits d’une telle gravité », estime Antonin Gravelin-Rodriguez, qui assure leur défense avec Ferdinand de Vareilles-Sommières. Depuis qu’il est chargé du dossier, l’avocat a soumis au parquet des « réquisitions supplétives » : il demande à ajouter les chefs d’« actes de torture et de barbarie » et de « traite des êtres humains » aux faits de viols et d’emprise dont Robert Spatz est accusé.

Mais, depuis l’ouverture de l’instruction, cinq magistrats se sont succédé : l’histoire se répète, le dossier piétine. Si le lama Kunzang devait une nouvelle fois s’en tirer « sans une égratignure », selon les termes de Catarina de Lencastre, les anciens disciples et leur avocat projettent d’attaquer l’Etat français pour « faute lourde ».